Marc Walder a la réputation d’être un visionnaire. Raison pour laquelle son interview récente dans le quotidien allemand Handelsblatt, où il promettait un bain de sang aux médias, a été lue avec attention dans toute l’Europe. Mais le CEO de Ringier – copropriétaire du Temps – n’a pas seulement des opinions tranchées sur son secteur, il est aussi le fondateur de digitalswitzerland, une initiative originale pour convaincre les autorités et la population de l’importance que revêt le défi de la quatrième révolution industrielle. L’antenne romande de cette institution sera inaugurée lundi à l’EPFL. Interview d’un patron de médias qui n’a pas hésité ces dernières années à investir plus de 1,5 milliard de francs dans les activités web pour moderniser l’éditeur zurichois fondé en 1833.
Pourquoi avez-vous créé digitalswitzerland?
Après que l’industrie de la musique a été complètement disruptée par la numérisation, l’industrie des médias était la prochaine sur la liste. Notre modèle d’affaires, qui avait fonctionné pendant des décennies, devient de plus en plus fragile. J’ai eu la conviction de plus en plus forte que cela allait se produire aussi dans la plupart des secteurs, peut-être tous. Alors que des clusters digitaux avaient émergé partout, de la Silicon Valley à Singapour en passant par Londres, Tel Aviv et Berlin, la Suisse devait se réveiller pour rester dans le groupe de tête des économies. Il fallait accélérer le mouvement de la digitalisation en créant une initiative transversale conviant toutes les industries. Aujourd’hui – nous n’avions jamais espéré atteindre cette taille –, nous comptons 84 membres, dont la plupart sont de grandes entreprises et institutions.
Les pouvoirs publics sont-ils en retard en Suisse sur cette question?
Nous sommes au milieu du gué. Là où nous sommes bons: la science et l’innovation avec l’EPFZ et l’EPFL. Les deux écoles produisent de la recherche fondamentale extraordinaire et des spin-off de premier intérêt. Nous nous trouvons aussi dans une bonne situation en ce qui concerne la propriété intellectuelle. Et nous sommes par tradition d’excellents exécutants, nos réalisations sont de bonne qualité et précises. Par contre, nous ne sommes pas les meilleurs quand il s’agit de former les enfants aux compétences numériques. Pourquoi ne pas commencer dès le plus jeune âge? Pourquoi le code n’est-il pas enseigné dès les classes primaires?
Et les leaders politiques?
La sensibilité politique à la question pourrait être meilleure. La présidente Doris Leuthard et le conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann sont de magnifiques exemples mais nous en avons besoin d’autres, que ce soit au gouvernement ou au parlement. Les entreprises en mains de la Confédération, comme La Poste, les CFF et Swisscom, font du très bon travail dans la digitalisation. Dans leur manière de montrer la voie, ces trois acteurs ont un rôle fondamental.
Comment la Suisse peut-elle faire mieux?
Des milliers d’éléments peuvent aider à faire la différence. Voici pour moi quelques défis et questions qui restent en suspens. Comment les entreprises du digital sont ou seront-elles régulées? Dans quel état l’infrastructure digitale se trouve-t-elle? Est-ce qu’il y a assez de capital-risque? Les PME sont-elles en mesure de passer le cap de la quatrième révolution industrielle? Les grandes sociétés comme UBS, Credit Suisse, Novartis, Roche, Swatch Group, Nestlé et tant d’autres sont-elles capables de rester au plus haut de la courbe de l’innovation en ce qui concerne les nouvelles compétences? Et enfin, la population va-t-elle appréhender cette révolution comme une chance ou plutôt comme une menace? C’est pourquoi nous avons initié le Digital Day au niveau de toute la Suisse le 21 novembre. Avec un but: toucher le plus grand nombre de personnes avec cette thématique.
La perception est-elle différente entre la Suisse alémanique et la Suisse romande?
Je me risquerai à dire que la Suisse romande pense de manière plus radicale, plus courageuse. Il y a de fantastiques compétences ici, de grands entrepreneurs dans le domaine du digital, et avec l’EPFL, vous avez une université de premier ordre. Je suis impressionné par la vitesse et l’évolution de la Suisse romande.
Comment analysez-vous la non-élection de Pierre Maudet au Conseil fédéral, le candidat qui portait en lui le thème de la transformation numérique de la société?
Tout d’abord, Pierre Maudet venait de nulle part. Ensuite, il a fait une très bonne campagne. Enfin, il a une vision moderne de ce que doit être un politicien: direct, rapide, capable d’embrasser le méga-thème de la numérisation. J’aurais beaucoup aimé le voir accéder au gouvernement. Mais être élu sans être membre du parlement reste extrêmement difficile.
Digitalswitzerland, qui regroupe des institutions et entreprises souvent concurrentes, a un fonctionnement et une gouvernance compliqués: faudra-t-il passer par une simplification?
Pas du tout. Au contraire. La force, l’originalité de l’initiative, est exactement celle-là: de grandes compagnies nous ont rejoints, elles travaillent étroitement avec des institutions comme l’EPFZ et l’EPFL, l’Université de Zurich ou economiesuisse – et même des cantons comme Genève, Zurich ou le Tessin. Un exemple significatif: nous travaillons durement pour créer une seule identité numérique, Swiss Online Identity, avec Credit Suisse, UBS, les CFF, Swisscom, La Poste, Ringier, La Mobilière et Coop. Magnifique. Et, côte à côte, nous travaillons pour un plan à long terme pour la Suisse.
Les éditeurs sont-ils en train d’abandonner la presse?
Michael Ringier et moi rentrons de New York, où nous avons visité des pure players digitaux comme Business Insider et Now This, des médias traditionnels comme Hearst, le plus grand éditeur de magazine aux Etats-Unis, et des investisseurs. Ce que nous avons vu est clair: les quotidiens et les magazines vont rester sous pression. En Suisse, les dépenses nettes dans les imprimés en 2011 se situaient à 1,3 milliard de francs. Cinq ans plus tard, ce montant est tombé à 750 millions. Et sur ces 550 millions de perdus, qu’avons-nous récupéré grâce à la publicité sur le Web? 25 millions de francs… Cela témoigne du dilemme ou, pour être plus précis, du drame de la disruption dans les médias partout dans le monde.
Mettez-vous encore des ressources pour réfléchir à l’avenir des médias?
Nous avons investi des millions dans nos actifs digitaux: dans les rédactions, la technologie, les données, la vidéo… Cela ne sonne pas très romantique, mais le journalisme digital ne connaîtra le succès que si nous maîtrisons la technologie et les données. Nous avons toujours 130 magazines et quotidiens sous l’ombrelle Ringier. Le journalisme reste l’un de nos deux piliers importants avec les sites d’annonces.
Ne craignez-vous pas que Google et Facebook vous attaquent sur ce terrain, comme ils l’ont fait auparavant sur le marché de l’information?
Ils le font déjà avec Facebook Marketplaces et Google Hire. Ces plateformes technologiques globales élargissent toujours plus leurs activités. Ce n’est pas une surprise pour nous, il faut simplement être prêt.
La NZZ serait en discussion avec AZ Medien, d’autres rumeurs font état de divers rapprochements: la concentration en Suisse est-elle inévitable?
Consolidation et recherche de l’efficience vont se poursuivre en Suisse et partout ailleurs. Tamedia vient de créer deux centres éditoriaux qui vont nourrir 14 quotidiens! Qui aurait pu imaginer une telle réorganisation il y a trois ans? Le groupe NZZ sous-traite son service de correction à Banja Luka, en Bosnie-Herzégovine. Je crains que ce ne soit la nouvelle réalité de cette industrie.
Ringier et Tamedia se livrent une bataille sans merci en Suisse: pourrait-il n’en rester qu’un?
Nous sommes deux des éditeurs parmi les plus modernes d’Europe, les deux très diversifiés et digitalisés. Je ne m’inquiéterais pas trop pour eux, mais plutôt pour les autres. Je ne dormirais pas tranquillement si, disons, le journalisme pesait encore pour 60% de mon bénéfice opérationnel…
Après avoir fermé L’Hebdo et restructuré Le Temps en début d’année, ne craignez-vous pas le coup porté à la diversité de la presse?
Soyons pragmatiques: il y aura moins de diversité, mais toujours assez.
Quel avenir pour Le Temps?
Le Temps fera une bonne année 2017, nous atteignons nos objectifs. Je l’ai toujours dit: Le Temps est le quality paper, la marque premium de Suisse romande. Il est très apprécié des lecteurs, des annonceurs et compétent d’un point de vue digital. Le Temps a par ailleurs lancé en février un superbe magazine avec le T, lui aussi très apprécié des lecteurs comme des annonceurs.
Un éditeur a-t-il un devoir moral supérieur par rapport à un manager d’un autre secteur industriel, au vu de sa participation à travers ses titres au débat démocratique?
Si vous dirigez des quotidiens, des magazines et des sites d’information, vous avez une responsabilité spéciale. Point.
Comment voyez-vous le paysage des médias en Suisse à cinq ans?
Plus de consolidation. Moins de revenus.
Au-delà du débat sur «No Billag», ne faudrait-il pas surtout revoir le périmètre du service public?
Je suis persuadé que nous avons un bon service public avec la SSR. Et nous devons faire très attention à ne pas le détruire.
Vous avez créé la régie publicitaire Admeira: comment cela fonctionne-t-il?
Admeira a la bonne vision et la bonne intention dans le monde si rapidement changeant des médias et de la publicité. D’ailleurs, tout autour du monde, des coopérations similaires sont en train de naître. Cela démontre que nous avions fait le bon choix. Notre but est de renforcer le paysage médiatique suisse. Nous les actionnaires d’Admeira, soit Swisscom, la SSR et Ringier, sommes ouverts à d’autres partenariats depuis le premier jour.
Ne craignez-vous pas que la collecte de données devienne de moins en moins acceptée par les internautes en Suisse?
Nous avons un bon cadre réglementaire en Suisse et dans l’Union européenne en ce qui concerne l’usage des données. Nos utilisateurs sont très protégés.